Chasseur, une métaphore sur scène
Les lumières s’ouvrent après une heure trente de spectacle. Une heure trente d’images frappantes. Une heure trente d’émotions fortes transmises par cinq comédiens. Vrais. Sincères. Ils étaient là. J’étais là. Nous étions au même endroit au même moment. J’ai tout vu et pourtant je n’ai pas bougé. Je les ai laissé se perdre et se détruire devant mes yeux sans intervenir. Chasseurs est une pièce de théâtre. Chasseurs nous ouvrent les yeux sur une réalité montréalaise souvent négligé et mise de côté. Cette œuvre poétique au langage populaire rend au Quat’ Sous un beau dernier hommage.
Chasseur commence avec la confrontation brutale d’un fils délaissé et de sa mère. C’est dans une douleur agréable qu’ils nous plongent dans leurs souvenirs. De l’orgasme de Marlène à l’enfance de Walter, nous assistons à l’évolution dramatique de leur vie.
Côtoyant présent et passé en même temps, nous sommes témoins de la rencontre entre la jeune Marlène et sa voisine Isadora, qui lui trouve un travail dans l’inquiétant club de nuit dirigé par son frère Gabrielle, travesti. Impuissants spectateurs, nous voyons Marlène basculer dans le monde de la prostitution si étroitement relié à celui de la drogue.
Son interprète, Agathe Lanctôt, nous livre une prestation très impressionnante. Cette jeune comédienne au regard très intense, en dit long avec ses yeux lorsque les mots, eux, sont absents. Elle nous montre une Marlène désemparée, prise avec un fils qu’elle a bien du mal à élever. Dominique Quesnel vient compléter le duo en nous proposant une Marlène vieillie, maganée et usée par la vie.
J’ai particulièrement apprécié le jeu de Nelly Magaňa (Isadora). Cette dernière, ainsi qu’Héctor Castaňeda Arceo (Adrian), ont d’ailleurs été recruté directement du Mexique par Éric Jean. « J’ai eu envie de prendre contact avec la culture mexicaine et de permettre, d’une façon plus approfondie, la rencontre entre des artistes étrangers et québécois. » nous dit-il. Il s’empresse d’ajouter qu’«impliquer des acteurs mexicains dans une telle démarche, c’est se donner la possibilité qu’ils transforment notre vision du monde.» Cette belle initiative a porté fruit et le mélange de ces talents et de ces cultures offre un spectacle très touchant. Très vrai. Leur vision du monde vient se superposer à la nôtre pour venir brasser ce que parfois, il est difficile d’accepter. De réaliser.
Mentionnons que Chasseur est issue d’une démarche artistique surprenante : composer une pièce de théâtre à partir d’improvisations créées dans de véritables lieux. Cette initiative proposée par le metteur en scène Éric Jean, a permis aux comédiens de se laisser aller et de découvrir eux-mêmes leur personnage. « Ces journées d’explorations resteront pour moi une expérience ineffable, cette nuit froide et humide dans cette forêt, une des expériences les plus étranges et terrifiantes de ma vie» nous raconte Johanne Lebrun, interprète de Lise.
L’auteur Pascal Brullemans, a ensuite tenté de mettre en mot ce qu’ils avaient vu durant ces cinq journées. «Pendant les improvisations, une chose est apparue, amère, violente et pourtant lumineuse. Cette atmosphère impossible à traduire dépasse ce que la conscience peut expliquer. Chasseur en est l’évocation (…) » Cette pièce est «une fable sur le pouvoir acquis soit par la séduction, le mensonge ou l’humiliation. Ce pourvoir est le moteur qui pousse les personnages à agir en utilisant les autres.»
Mais la pièce n’aurait pas l’impact qu’elle a sans le travail de Magalie Amyot pour le décor. Un sol de terre. Un tunnel pour entrer et sortir. Trois sofas. Quelques poteaux. Voilà ce qu’on nous montre. Et pourtant, moi j’ai vu une forêt, un cabaret, une ruelle… Le tout s’harmonise parfaitement avec les éclairages réalisés par Jan Komarek. Ils apportent une autre dimension aux personnages et ils contribuent à renforcer l’ambiance, quelle soit festive ou tragique.
Une heure trente. Déjà. Je redescends les marches. Mon expression a changé. Je suis bouleversée. Je descends. Pour la dernière fois. Chasseur était l’ultime pièce présentée au théâtre de Quat’ sous avant sa démolition. Un beau dernier hommage laissé sur ces planches. Un beau dernier souvenir pour les spectateurs. Le pari était grand. Le risque tout autant. Le Quat’ sous l’a assumé pleinement. Brullemans en est très fière. «Ce n’est pas la grandeur d’un lieu ni le nombre de sièges qui lui donnent ses lettres de noblesse. C’est l’engagement et les risques pris par ses artistes pour porter une parole, pour nous déranger en nous obligeant à nous arrêter pour voir le monde et ce que nous en faisons. Et en cela, le parcours artistique du Théâtre de Quat’ Sous est exemplaire. Longue vie aux fantôme qui logent à cette adresse et j’espère les retrouver tous, bien au chaud, dans leurs nouveaux quartiers. »